Ayant récemment assisté à l’excellente conférence de Robert-Vincent Joule sur le thème de « La soumission librement consentie« , j’ai tenu à vous faire profiter de son expertise en psychologie sociale. Ses travaux étant selon moi, en rapport direct avec la vente et l’efficacité commerciale, je l’ai interviewé pour vous !
Robert-Vincent Joule figure parmi les chercheurs francophones en psychologie sociale les plus connus. Il est chercheur et professeur à Aix-Marseille Université, dont il a dirigé le Laboratoire de psychologie sociale de 2003 à 2010.
Ses recherches portent sur le changement des attitudes et des comportements et de façon plus générale sur la communication. Il a obtenu plusieurs prix, dont le Prix de la diffusion scientifique au Festival des Sciences et des Technologies. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont les plus connus sont La soumission librement consentie (PUF, 2009) et surtout le Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens (PUG, 2002, nouvelle version 2014) un best-seller vendu en France à plus de 350 000 exemplaires et traduit dans une douzaine de langues.
La psychologie sociale dans la vente par Robert Vincent Joule
Robert-Vincent Joule, vos travaux mettent le doigt sur un phénomène plus qu’étrange : les décisions que nous prenons au quotidien seraient loin d’être basées sur des facteurs rationnels, parfois même elles ne serviraient pas nos intérêts ?
Les décisions que nous prenons, vous avez raison, ne sont, pas toujours rationnelles, surtout lorsque nous avons investi en temps, en énergie, en argent, bref lorsque nous sommes « engagés » dans un cours d’action. Nous avons alors tendance à faire de la « confirmation d’hypothèse », comme disent les chercheurs, c’est-à-dire à donner, dans notre raisonnement, beaucoup de poids aux informations qui nous arrangent et peu de poids à celles qui, au contraire, nous dérangent. Notre raisonnement est alors complètement biaisé. Ce qui nous conduit à persévérer dans l’erreur, à nous enfoncer encore un peu plus.
Dans votre ouvrage Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, vous montrez qu’il est possible d’amener des gens à faire des choses qu’ils n’auraient pas faites spontanément. Cela arrive tous les jours d’ailleurs, si j’en crois vos propos ?
Vous avez raison, cela arrive tous les jours. Il n’y a pas de « vie sociale » sans influence. Reconnaissons-le, on est du matin au soir influencé, et pas que par la publicité. C’est vrai même chez soi.
Qui n’a jamais été influencé par ses enfants, par son mari, son épouse, son compagnon ou sa compagne ?
Qui n’a jamais été influencé par un ou une amie ?
Évidemment personne. Alors, autant connaître les techniques d’influence. Nous décrivons dans notre ouvrage une bonne douzaine de techniques dont l’efficacité est scientifiquement démontrée. Elles permettent effectivement d’amener autrui à faire des choses qu’il n’aurait pas faites spontanément, pour le meilleur et pour le pire.
Dans votre ouvrage, justement, vous dévoilez des techniques puissantes d’influence et de manipulation, qui reposent sur nos réactions automatiques et conditionnées dues au câblage du cerveau humain. Ces techniques sont, hélas, parfois utilisées sans réelle morale, par exemple dans la vente one shot (porte-à-porte, marchés, foires, etc.).
Comment ces techniques basées sur l’étude de la psychologie sociale peuvent-elles être utilisées de manière éthique dans la vente de produits et services ?
On ne peut pas reprocher à des professionnels de la vente d’optimiser leurs pratiques commerciales à la lumière des avancées scientifiques, et notamment à la lumière de la théorie de l’engagement. Ils utilisent, évidemment, les techniques que nous décrivons dans notre Petit Traité : toucher, étiquetage, vous êtes libre de, pied-dans-la-bouche, etc, etc.
Leur utilisation, c’est vrai, peut poser des problèmes éthiques, par exemple, lorsque l’on parvient à faire acheter à quelqu’un un produit ou un service – surtout s’il est coûteux – dont il n’a absolument pas besoin et dont il se serait volontiers dispensé.
Mais si vous vendez à quelqu’un un produit ou un service dont il a besoin et qu’il aurait de toute façon acheté à la concurrence… la question ne se pose pas !
J’ai eu l’occasion de travailler quelques années avec la grande distribution, un secteur où sont appliqués quotidiennement bon nombre de ces techniques. Quelle analyse faites-vous de cette mise en application ?
Que ces techniques soient appliquées ici ou là n’est pas discutable. Mais le sont elles toujours de façon optimale ? J’en doute.
Un seul exemple. Très récemment j’ai été le témoin de la scène suivante : une hôtesse glisse dans le caddie de clients en train de faire leurs courses une petite bouteille d’huile d’olive en lui disant : « Voici un échantillon. C’est un nouveau produit. C’est vraiment très bon».
L’hôtesse aurait pu s’y prendre autrement. Elle aurait pu dire en leur montrant la petite bouteille d’huile: « C’est un nouveau produit, je serai heureuse de vous l’offrir. Voulez-vous cet échantillon ? C’est vraiment très bon ». La différence peut paraître subtile. Peut-être. Mais à y regarder de près le client n’a pas le même statut dans les deux cas.
Dans le premier, il subit ; dans le second, il décide. Certes, il décide de faire exactement ce qu’on souhaite qu’il fasse : prendre l’échantillon. Mais ayant décidé, il va cette fois se trouver engagé. Cet engagement aura alors 3 conséquences :
- rentré chez lui, il aura plus de chance de goûter l’échantillon
- il aura plus de chance de le trouver bon
- il aura plus de chance d’acheter ultérieurement le produit.
Autant le savoir.
Pourquoi ces techniques continuent-elles de fonctionner malgré la connaissance de certaines d’entre elles par les clients et consommateurs ?
Je ne pense pas que les clients connaissent les techniques utilisées par les professionnels de la vente, ces derniers ayant toujours un coup d’avance.
Je prends deux exemples. Lorsqu’un vendeur bien formé dit à un prospect : « Voulez-vous que je vous laisse une documentation ? » plutôt que « Je vous laisse une documentation », pensez-vous que le prospect sache qu’il a plus de chance d’être influencé dans le premier cas que dans le second ?
Lorsqu’un vendeur bien formé ajoute au terme d’une proposition commerciale : « Maintenant, bien sûr, c’est vous qui voyez, c’est vous qui décidez en toute liberté » pensez-vous que le prospect sache qu’il a plus de chance d’être influencé que si le vendeur n’avait rien ajouté ?
Certaines techniques sont également utilisées en négociation par des acheteurs expérimentés. Par exemple, plus la dépense en temps et en énergie augmente, plus l’effet de persévération est important, ce qui conduit souvent à conclure de mauvaises affaires. Comment se prémunir de ces effets néfastes ?
Ce n’est pas bien compliqué, il suffit de se fixer a priori une limite à ne pas dépasser et surtout de s’y tenir, quelle que soit la stratégie de négociation de notre « adversaire ».
Parlons maintenant management. Quels conseils pourriez-vous donner aux managers qui souhaitent élever à la fois le niveau de compétence et de performance de leurs équipes, tout en maintenant une motivation durable ?
Sans la moindre hésitation, je les inviterai à lire le Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens – il a aussi été écrit pour eux – en portant une attention particulière au chapitre 3.
Ce chapitre est consacré à la théorie de l’engagement et aux principes qui en découlent. Rien n’est plus utile qu’une théorie disait Kurt Lewin, un des grands noms de la psychologie sociale, et la théorie de l’engagement est, de mon point de vue de très loin, la théorie psychosociale la plus utile pour l’action.
En lisant ce chapitre, les managers découvriront les facteurs sur lesquels ils vont pouvoir jouer pour favoriser l’engagement de leurs collaborateurs (contexte de liberté, conséquences de l’acte, identification de l’action, etc.).
Vous avez récemment publié la nouvelle version de votre best-seller « Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens » qui comporte un chapitre de plus. Qu’est ce que le lecteur va apprendre de nouveau ou de complémentaire en matière de psychologie sociale ?
Ce nouveau chapitre permet de passer des techniques d’influence de face à face (entre deux personnes) aux techniques d’influence de masse qui peuvent, quant à elles, concerner simultanément un nombre très élevé de personnes (parfois plusieurs millions).
Il nous éclaire, notamment, sur les techniques utilisées par les professionnels du marketing pour façonner à notre insu nos goûts et nos façons de consommer. Ces techniques sont redoutablement efficaces, car elles tablent sur des processus inconscients, des processus donc qui, par définition, nous échappent totalement.
Qui pourrait se douter, par exemple, qu’en écoutant « La Marseillaise » avant un match on est influencé ? Plus précisément, qui pourrait se douter que les logos ou les marques qui figurent sur les maillots de l’équipe de France – surtout lorsqu’on n’y prête pas attention – acquièrent une valeur positive à nos yeux ?
Quand on sait que pour certains matches plusieurs millions de personnes sont devant le petit écran ! Ce transfert de la valeur de l’hymne national aux logos et aux marques est caractéristique d’un phénomène que les chercheurs connaissent bien : le conditionnement évaluatif. Et il y en a d’autres, tout aussi efficaces que nous avons aussi tenu à faire connaître dans ce nouveau chapitre, je pense, en particulier au phénomène dit de simple exposition qui permet de comprendre l’efficacité des techniques de sponsoring ou de placement de produit.
Pour conclure, pourriez-vous nous donner 3 conseils / axes d’améliorations pour réconcilier les mots « business » / « performances économiques » qui sont aujourd’hui martelés au quotidien dans le monde de l’entreprise, avec « éthique » / « honnêteté » ?
Je ne me permettrai pas de donner de conseil sur ce plan. Les questions d’éthique et d’honnêteté sont très importantes et mériteraient de longs développements.
Mais j’ose espérer qu’il n’y a pas de performances économiques durables, je dis bien durables, sans un minimum d’éthique et d’honnêteté. Un client mécontent est un client que l’on perd, et chacun sait qu’il faut dépenser beaucoup plus d’énergie pour trouver un nouveau client que pour en conserver un ancien.
Notre ouvrage ne s’adressant qu’à des honnêtes gens – et donc, potentiellement, qu’à des commerciaux « honnêtes », la question que vous posez ne se pose pas pour notre lectorat…
Pour en savoir plus sur la psychologie sociale :
Je vous invite également à vous procurer la dernière version de ce best seller en psychologie sociale pour mieux comprendre la vente et les techniques commerciales basées sur l’influence et la persuasion…
Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens :
Bonsoir Victor,
Excellent interview d’un grand Monsieur.
Les techniques d’influences et de manipulations sont toujours légions dans les foires… Peu importe le flacon, pourvu qu’on est l’ivresse… du chiffre d’affaires à tout prix !
La technique d’influence de l’hôtesse aurait été effectivement beaucoup plus percutante, dans la deuxiéme réponse. Pour paralléle avec l’exemple de la question suivante, le vendeur qui laisse au client le « libre choix » de la décision, il faut reconnaître qu’en « glorifiant » le client de décisionnaire final, on a beaucoup plus de chances d’arriver à ses fins, de l’influencer… Le « vous », est une arme destructrice, si employé… sincérement !
Quant au « Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens » eh bien, j’achète sous influence positive ! :-)
Merci Victor pour cet interview palpitant et merci à ton invité : Monsieur JOULE pour ses réponses pertinentes et pour son travail.
Trés cordialement.
Pascal
Bonjour Pascal,
Merci pour la qualité de tes commentaires !
Comme tu le dis si bien, Robert-Vincent Joule est un grand Monsieur. Je suis véritablement fan de son travail !
Je suis ravi que tu te sois laissé influencer ;), tu vas adorer ce « Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens ».
C’est vraiment un livre incontournable sur la psychologie sociale… à posséder dans sa bibliothèque.
Retrouvez Pascal sur son excellent blog: acteurvente.com !
A trés bientôt Pascal
* Ce message sert de Défi *
Bonjour Messieurs,
Je me nomme Youssef BOUBKRI et félicite le choix du domaine que vous traitez.
Vous avez mon admiration et respect.
Je vous confirme mon désaccord avec ce que vous dites, surtout Mr JOULE : ) A vrai dire, c’est un désaccord partiel.
Je viens de vous le confirmer.Mon désaccord.
Maintenant, je me demande si Mr Victor CABRERA et Mr Robert-Vincent JOULE et Pascal aussi, insisteraient pour connaitre ce qui motive mon désaccord ( entant que lecteur et intéressé par votre domaine). Je vous défi avec les termes et propos que je partagerai avec vous.
J’essaie de vous faire vivre une nouvelle expérience: ) ! Jouez le jeu ! : )
Si cela, sincèrement, capte votre attention. Si vous souhaitez vérifier jusqu’oû mon défi ira, confirmez le en me répondant à l ‘adresse mail suivante : youssef.boubekri@axa.fr
Bien à vous,
Bien bien cordialement,
Youssef BOUBKRI
Bonjour Youssef,
Merci de votre commentaire.
Je vous invite à partager vos remarques ainsi que les détails de votre défi en répondant à ce commentaire.
Je m’engage ensuite à le transmettre R.V. Joule et à Pascal s’il est pertinent ;)
Bien cordialement,
Victor
Hello Victor, merci d’avoir invité Mr Robert Vincent Joule car son travail est remarquable et cet interview est très riche d’enseignements. Bravo ! A bientôt Yannick
Hello Yannick,
Merci pour ton commentaire.
Exact, son travail et ses apports dans le domaine de la vente sont tout simplement exceptionnels.
Je te recommande d’assister à l’une de ses conférences si tu en as l’occasion ;)
A bientôt,
Victor